Selfie lent
suivi de Collection (radiographies de Claire Combelles)
dix-huit heures
quarante-huit, tout ne tient qu’à si peu, je pourrais n’être pas là,
mais j’y suis, je vacille, elle assise sur le virage noir et blanc
carrelé de la baignoire, coque acrylique, ses cheveux mouillés
sur l’épaule qu’elle brosse seins nus, perlés, gros nœud d’une
serviette sur les hanches, une jambe par-dessus l’autre
et son pied je ne sais pas comment – une tresse charnelle
et familière
13,00€
Ce qu’ils en disent
Jane Hervé (recours au poème – 28 décembre 2021):
Lionel Bourg (sitaudis – 30 janvier 2021):
https://www.sitaudis.fr/Parutions/selfie-lent-d-armand-dupuy-1611987514.php
Laurent Albarracin (pierre campion – 10 février 2021) :
Jérémy Liron (les pas perdus – 15 février 2021):
Antoine Bertot (poezibao – 3 mars 2021):
Jacques Josse (remue.net – 20 mars 2021):
Didier Ayres (la cause littéraire – avril 2021)
http://www.lacauselitteraire.fr/selfie-lent-armand-dupuy-par-didier-ayres
Florence Trocmé (le flottoir – février 2021):
https://poezibao.typepad.com/flotoir/2021/02/index.html
Beau titre, drôle de titre, beau livre, comme une dictée d’instants, dans un flux continu, une sorte de ruisseau qui coule sur les pages, simplement ponctué par des dates, et des heures, des micro-relations, peut-être nées, à l’origine, d’un bref enregistrement au dictaphone. Des croquis, des relevés du peintre qu’Armand Dupuy est aussi, avec cette pratique de la peinture qui tient beaucoup de place dans le livre. « il reste en travers / quelque chose mal dégluti, mal vu, mal vécu, qui fait cœur / malade, mal sonné juste en bout de course et tremblant, ».
Nous avons échangé quelques lettres, autour de ce qui reste, de la trace et de la mémoire et je relève cette idée d’une « dégradation des masses mnésiques » et qu’il s’agit de « laisse[r] faire ce qui [le] fait, [le] défait » (p. 11). Il y a plus qu’une mélancolie dans ses pages, une sorte d’épuisement, comme celui qui peut naître d’un effort toujours recommencé bien que su vain. Une obstination lente au selfie, envers et contre tout, petite preuve d’existence ténue mais preuve. « Tout ça soudé dans l’attente » tandis que l’on « regarde la vie défaire ses tableaux ». Il y a constamment entremêlement de la toile et du texte, de l’écriture et de la peinture, et toutes deux objets d’un travail de Sisyphe, recommencer, rater, recommencer pour mieux rater. Pas loin de Beckett : « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. ». Il y a de la « vitesse myope en soi », « tête assise d’où / montent mes peurs et mon cru bouillon » et toujours les relevés de peintre « flaque tannée de fleurs d’acacias, brève patinoire saupoudrée / d’un Bonnard, son glacis sur gris couché. », comme autant de leçons de regard. De perception : « l’odeur fait boule (pelouse, peinture, térébenthine / et copeaux de bois) dans mes habits, jean, veste à capuche, / » : elle fait tellement boule, si fort dans ce texte, que je crois sentir moi-même une odeur de peinture, de manière presqu’hallucinatoire. Est-elle là imperceptiblement et s’exprime-t-elle soudain d’être évoquée par le texte d’Armand Dupuy ? Ou bien l’imaginaire mis en branle par le texte est-il si fort qu’il l’impose, concrètement ? « Les dates pèsent d’une étrange façon, /tristesse empilée, présent désastré. »
Et pour moi le sentiment d’abimer le texte, parce que je le coupe arbitrairement, par unités de sens, alors qu’il progresse par lignes de longueur quasi égales, entre 12 et 15 syllabes. « je respire, lèche, pense dans des organes d’époques / dispersées » (19). « treize heures vingt-cinq, même tête ruminée, meule sous la meule, n’ira pas pire ni mieux, se déprécie d’habituelles bouffées / lentes et toxiques, de vrilles : l’inégale et lancinante lutte / qu’on ne peut refuser (…) ».
Beaucoup de couleurs, essentiellement du jaune, du rose, du vert, étonnant comme la double nature de peintre et écrivain transparait dans le texte. Question de regard, manière de cadrer dans le vif, sensibilité extrême aux couleurs : « (…) j’assemble les pièces d’un tableau silencieux. » (21). Et cette idée qu’il lui faut peut-être « ces véhicules éphémères, scutigères, mouche ou merle, / qu’importe, pour déplacer ma pensée, la transporter – ». Il y aussi sans doute dans ce flux, qu’on n’ose pas dire démarche, ce serait plutôt une sorte de brasse coulée, quelque chose de cinétique, voire de cinématographique « (…) mais la phrase détachée de Pasolini / soudain marche avec moi : « La langue de la poésie est / celle où l’on sent la caméra. » (25). Et cette somptueuse, poignante idée de quelque chose d’inberçable. Il y aurait de l’inberçable et surtout peut-être de l’inbercé ! Ce selfie, c’est une tranche de journal-poème.
Serge Martin : Triage, 2021
Une sorte de monstre temporel
En lisant Selfie lent d’Armand Dupuy, Faï fioc, 20211
Du «dix-sept mars deux mille seize» au «vingt-quatre septembre» de l’année suivante, 2017, Armand Dupuy écrit au jour le jour ce qu’il faudrait appeler un journal mais sa présentation en lignes continues, tressant le fil ininterrompu des notations quasi-quotidiennes, en ferait aussi un long poème – d’aucuns diront vers, sachant que la justification est à gauche, mais je crois qu’il s’agit d’un autre travail du rythme de l’écriture, même si la notion d’« hexasyllabe » vient à la 7e ligne. Ce serait rester assez formaliste que d’ainsi présenter ce livre car il est bien plus le temps d’une tension sans cesse tenue et multiple qui en fait la valeur et donc l’intérêt pour le lecteur. Tension tenue d’un bout à l’autre, sans interruption donc, alors même que certains jours la notation est absente pour des raisons qu’on ne peut savoir quand, toutefois, elle reste le fil décisif de la vie de celui qui s’en charge – un point précède la datation et l’heure d’une précision qu’on dirait méticuleuse si ce n’est obsessionnelle (« six heures quarante-sept ») sans qu’une majuscule ne vienne souligner une rupture franche d’un jour à l’autre. En effet, la tension première est bien celle des temporalités où se cognent – c’est souvent assez violent, corporellement violent – le temps de l’écriture, de la peinture (j’y reviens) et des menues mais essentielles occupations des jours et des nuits. Lesquelles se fondent aux deux premières voire en constituent même le cœur battant. Il y a, entre autres, les trajets professionnels ou autres en voiture avec le dictaphone qui enregistre des vues et des entendus, des sensations et des obsessions, le petit-déjeuner avec la radio ou « la glissade facebook », des citations de lecture (p. 86, quelques références explicites), la poubelle ou la brosse à dents, « fendre des palettes », et combien d’autres minuscules ou grosses (ces catégories se voient d’ailleurs défaites au fil du journal) activités qui vous font la vie. Parce que, même si comme il le dit lui-même « (je consigne sans savoir ce que tout signifie) », Dupuy consigne sans faire barrage à ce qui certainement compte dans l’œuvre vive tels ces rêves obsédants ou étranges, ces étreintes et remémorations corporelles, et surtout, j’y arrive enfin, une permanente réflexivité quant à la double activité qui traverse tout : écrire-peindre ou peindre-écrire. Réflexivité qui empreinte des allures plus sauvages que cadrées par des notions bien établies qui organiseraient les notations selon des genres ou des procédés quand, au contraire, elles inventent leurs propres catégorisations-conceptualisations (« notant, j’objective, mais / j’arpente les registres inférieurs où ruent râles et syllabes », 41– j’ai souligné le consonantisme d’une certaine détermination sauvage). Sauvage en effet, car il faudrait aussi introduire une sorte de pensée animale qu’engage le « chien flairant mes phrases », dès la 4e ligne du texte, chien réintroduit avec force par la citation de Bernard Noël à la p. 18 : « la pensée dit B. / est un chien malade léchant le passé dans l’avenir ». Citation qui (re)met au premier plan la tension des historicités (« mes temporalités décousues ») mais qui, surtout, permet de tenir ensemble sous la figure animale ce fameux tout : « le flux / de chairs chercheuses ». Car tout au long de cet essai – j’entends ce terme comme une activité de recherche toujours en cours –, c’est bien d’une attention rageuse à tout ce qui peut nourrir ou, au contraire, détruire l’œuvre en cours – mais quelle œuvre autrement que celle de « verser la vie » (41). Pour cela il y a un « sac déjà vide » que le scripteur ne cesse de « vider » – le remplir serait perdre tout l’inconnaissable qui fait la valeur de la recherche. Ces activités incessantes ne sont pas des métaphores de la peinture ou de l’écriture, pas plus qu’elles n’exigent quelque expression artistique qui ainsi nous en détacherait, nous ferait prendre quelque distance réparatrice – ah ! la littérature qui soigne ! Il s’agit d’une dépense d’énergie incessante au fil des jours pour tenir ce qui semble un paradoxe : « j’assiste à ma disparition dont le nom est encore le monosyllabique vie » (83). Il faut alors remonter quelque peu vers ce corps-langage qui ne cesse de hanter le journal-poème-tableau et, particulièrement, vers sa « bassine bleue » qui en constitue la résonance décisive : « et tout s’accorde à ma bassine » (85) p – on aurait pu s’attendre à une assiette2 mais le lecteur aperçoit vite combien le poème de Dupuy est plus âpre que quelque convenance esthétique ou scientisme comportementaliste. Aucune réduction à un motif ou à une métaphore et donc à quelque procédé voire méthode mais bien recherche d’une organisation subjectivante qui pourrait faire « bouge[r] le reste autour ». Ainsi s’arrête Selfie lent alors même qu’on comprend bien que tout doit recommencer comme cela était le cas chaque jour auparavant. Bref, la quête de « ce récit qui ne soit que des formes » avec ses « recousailles » (79) cherche l’ouverture maximale pour que se déclenche la rêverie d’un « bleu nonpareil » (78) où s’entend la référence à Hölderlin et peut-être même à sa folie qui rode tout au long du journal. Car ce « travail pictural du langage » (70) qui passe par des « tableaux dans le langage » (83) est un effort constant vers l’autoportrait, non comme une image narcissique voire allégorique mais dans le continu de quelques-uns qui comptent (Rembrandt, Soutine, 67), ainsi que les « quotidiens trajets de bassine devenue crâne ou tête bleue » (66). D’où ce paradoxe que le titre tient merveilleusement contre l’époque, contre son conformisme artistique et littéraire, ses académismes et néo-académismes nous rejouant en permanence les ruptures ou les nouveautés, une confiance dans la main qui fait avec les « couleurs prononcées pour leur seul pouvoir gestuel » (68) Tout ce « compost vocal » (76) que Dupuy qui reconnaît son « goût pour les métaphores agies » afin de rester « jusqu’au cou dans les couleurs » (63) nous met, lecteur, dans une inquiétude sans cesse relancée par le poème du journal. Lequel ? certainement ce « besoin fort et soudain d’un tableau, tout ça pour trembler / dans le tremblement s’il se peut » (44). On restera sur cette exigence terrible qui fait que la peinture (disons ici le tableau si ce n’est l’autoportrait) ne peut être prolongée que par l’écriture quand celle-ci ne peut se trouver qu’au cœur d’une descente dans la peinture. D’autant que ce tragique n’est pas sans toucher à un certain bonheur, un inaccompli de ce Selfie lent qui en fait toute la force et la valeur : « se trouble alors un présent sans mémoire, sans strates, / sa pure valeur de temps désaffecté – et toujours je traque / où l’instant fait ce goût de pétard mouillé : sa mèche qu’elle / continue de lisser par son geste à saveur d’inaccompli. » (60)
1 Je donne pour titre à cette lecture l’expression, « peut-être n’est-ce rien d’autre que le nom du présent », que souligne Armand Dupuy in fine dans sa « Note » en fin d’ouvrage, après un cahier de radiographies de l’artiste Claire Combelles qui « n’ont pas rien à voir avec le journal-poème »…
2 Bien dans son assiette, bien dans sa tête est un titre au top du savoir-vivre (et manger) du Docteur Stéphane Clerget, auteur, par ailleurs, de Kilos émotionnels, comment s’en libérer ! Avec Dupuy, cum grano salis, ce serait : Bien dans sa bassine, comment y retourner chaque jour !